Elections générales péruviennes 2011 (5)

Publié le par Monsieur Y

Il faut croire que les élections péruviennes de 2011 resteront une affaire de dates : lors du premier tour, j'avais parlé du 21 avril 2002 français; pour le deuxième tour, le hasard a fait qu'il se déroule le 5 juin 2011, le jour anniversaire du massacre de Bagua, petite ville de l'Amazonie péruvienne, où des Natifs furent éliminés par le Gouvernement assassin d'Alan Garcia. Donc, 2 ans plus tard, il apparaît que toute une série de personnes n'avaient pas oublié. Et cette élection se jouerait donc aussi sur la mémoire : la mémoire de ce massacre, et celle d'autres massacres perpétrés pendant les années Fujimori père et que suffisamment de gens n'ont donc pas oublié.

Il est aujourd'hui tellement agréable d'écrire ces quelques lignes. Le Pérou aurait pu passer dans l'horreur absolue, la honte universelle, et le cynisme, mais il a résisté. Je suis depuis le 5 juin à 16h dans un sentiment de béatitude profond. Quand j'ai vu les résultats des sondages de sortie des urnes, j'ai agité le poing comme si la Belgique avait gagné la Coupe du Monde de football :

 

 

 

Mais je crois que, ce qui est le plus beau, c'est la réaction de la population à la Plaza San Martin de Lima, lorsqu'elle a appris la victoire virtuelle d'Ollanta Humala :

 

 

 

Ou bien la réaction de l'équipe des réseaux sociaux de "Gana Peru" :

 

 

 

 

Ou encore la réaction des familles des victimes des massacres d'Alberto Fujimori :

 

 

 

 

 

J'ai déjà eu l'occasion de le dire à d'autres endroits : ceci est une victoire aussi belle et savoureuse que celle du peuple français contre la Constitution Europénne néo-libérale. Je ressens les mêmes frissons et la même émotion, le même espoir de changement dans un monde meilleur, la même fièreté d'appartenir aux peuples de gauche, ceux qui, par-delà les frontières, s'unissent pour affronter les forces obscures de l'argent et du pouvoir, et les battent grâce à leur foi. Et pourtant, Dieu sait que cela n'a pas été facile !

 

Un entre-deux-tours à couteaux tirés

 

Quelques jours après le premier tour qui avait vu Ollanta Humala l'emporter avec presque 32% des voix, et 8% sur Keiko Fujimori, tout avait semblé se dérouler normalement : les sondages indiquaient qu'Humala avait 5% d'avance sur Fujimori. Un à un, les intellectuels, professionnels, économistes, et autres grandes figures de la vie culturelle péruvienne s'unirent à Humala pour lui accorder sa confiance. A côté de cela, Fujimori ne récoltait que l'appui de l'archévêque Cipriani, figure religieuse très contestée au Pérou, de l'économiste péruvien Hernando de Soto, économiste péruvien controversé, et bien sûr Alan Garcia mais sans le dire explicitement. Tout cela ne donnait pas beaucoup d'espoir à la fille de l'ancien dictateur.

Et puis, Fujimori reçut l'appui de ce qui est finalement le 4º pouvoir en Amérique Latine, et peut-être le plus influent : la presse. L'on vit des journaux comme El Comercio commencer à critiquer Humala tout en épargnant la fille Fujimori et les crimes abominables de sa famille. D'autres journaux du Groupe El Comercio se joignirent à la croisade anti-humaliste, mais c'est bien du côté de la presse audio-visuelle que les attaques se firent des plus virulentes. De nouvelles émissions furent spécialement créées pour contrer le candidat Humala. Jour après jour, TOUTES les chaînes privées se firent l'écho des "inquiétudes de la population" (en réalité de l'élite péruvienne). C'est un véritable concert d'accusations et de mensonges qui déferla sur les ondes péruviennes. Dans ce véritable complot médiatique, 2 grands médias décidèrent de ne pas jouer le jeu : les quodtidiens de (centre-) gauche "La Republica" et "La Primera". Le complot médiatique se compléta avec de nouveaux sondages montrant Fujimori revenir sur Humala et même le dépasser dans les intentions de vote. Croyez bien que cela semblait louche. Cette atmosphère suscita évidemment de la suspicion, et ce jusque dans mes classes. Une étudiante, travaillant pour "El Comercio" fut interrogée par une autre sur "le niveau de liberté d'expression" du quotidien. Une autre déclara qu'aujourd'hui, "comme journaliste, il vaut mieux travailler à La Republica qu'à El Comercio". Mon beau-père, électeur d'Humala décida de ne plus acheter "El Comercio" et a changé pour "La Primera". Apparemment, cette élection va laisser beaucoup de traces ...

Cette "baisse" d'Humala dans les sondages le mit malgré tout sur la défensive, mais il garda son calme. Les soutiens continuèrent d'affluer, notamment un certain Mario Vargas Llosa, pourtant très critique envers les politiciens "populistes". Vous savez combien je suis critique envers le Nobel de littérature, mais je trouve qu'il a été remarquable d'honnêteté dans cette campagne. Il a décidé dans les derniers jours de l'entre-deux-tours de ne plus écrire pour "El Comercio" en écrivant une lecteur au directeur Francisco Miro Quesada dans laquelle il estime que "El Comercio s'est converti en une machine de propagande de la candidate Keiko Fujimori, avec pour but d'empêcher par tous les moyens la victoire du candidat Ollanta Humala, violant quotidiennement les règles d'objectivité et de l'éthique journalistique les plus élémentaires, manipulant l'information, déformant les faits, et ouvrant ses pages aux mensonges et aux calomnies." Je n'aurais pas pu mieux écrire ! Humala reçut aussi l'appui du fils Vargas Llosa et d'Alejandro Toledo. Celui-ci apparut au meeting de fin de campagne d'Ollanta Humala quelques jours avant le deuxième tour :

 

 

 

Dans une geste qui pourrait rester mémorable, l'ancien président déclara : "Estoy aqui para impedirrrrrrr el regreso de la mafia fujimontesinista" ["Je suis ici pour empêcher le retour de la mafia fujimontesinista"]. On pourrait un peu ironiser sur le "je", et on peut vraiment se demander si c'est Toledo qui est venu ou s'il a été invité. Soit ... J'ai critiqué Toledo, mais je suis d'accord pour dire que c'est le président péruvien le moins mauvais de ces 25 dernières années. Il a eu le courage d'affronter le complot médiatico-politique au bon moment, reçevant immédiatement après des critiques de cet appareil et autres moqueries sur son origine et son accent. Rendons à César ...

Mais l'appui le plus ferme qu'a reçu Humala, c'est bien celui du peuple digne. Plusieurs manifestationss eurent lieu dans tout le pays, notamment à Lima le 26 mai. Encore une fois, la presse désinforma en estimant que 300 manifestants défilaient contre Fujimori alors qu'ils étaient en réalité 10.000 ! Sur les réseaux sociaux, les militants et autres citoyens s'activèrent et c'est là qu'on put se rendre compte que Fujimori n'avait pas les intentions de vote que lui donnaient les instituts de sondage. Dès lors, pour ne pas paraître ridicule, à quelques jours du deuxième tour, les intentions s'équilibrèrent, et Humala repassa devant Fujimori le 3 juin. La farce médiatique perdit la partie.

 

La fin d'un thriller

 

Cette élection, dont l'importance n'est plus à démontrer, est donc avant tout un thriller, avec ses émotions, ses craintes, ses espoirs, ses rebondissements, ses acteurs. La journée du 5 juin fut mémorable. Quand j'y repense, un frisson me reparcourt l'échine. Malgré les derniers sondages positifs, je n'étais pas tranquille. Et puis, s'il y avait fraude ? Il faut alors imaginer le Pérou tout entier vibrer à 16h, soit de colère, soit de joie. 52.5% pour Humala ! Et tous les instituts de sondage indiquaient les mêmes chiffres. Je vois déjà les réactions sur FaceBook. Les fujimoristes crient au scandale. A la télévision, les journalistes doutent peu de la victoire d'Humala. Je lis sur Twitter des "Tous à la Plaza 2 de Mayo" (le lieu de rassemblement des luttes sociales). Je cache difficilement ma joie. Néanmoins, c'est le comptage officiel de la ONPE qui compte. Il est attendu dans la soirée. En attendant, les "comptages rapides" des instituts de sondage et de l'association "Transparencia" vont rythmer le reste de la journée. Très vite, l'écart se reserre un peu, mais se maintient autour de 3%. "Transparencia" indique avec un haut degré de fiabilité qu'Humala a gagné avec 51.5% des voix. Un chiffre qui sera confirmé par le comptage progressif de la ONPE. Sur le plan technique, on peut féliciter cette association civile qui a dissipé les doutes. A 22h, la ONPE annonce les résultats à 75%. Humala obtient 50.09%. Le doute s'installe. Sur Twitter, je vois des militants humalistes qui crient à la fraude ! Je fais très vite une extrapolation à partir des voix qui manquent. Il y a encore beaucoup de réserves dans les provinces où le comptage est moins avancé et où Humala fait des scores staliniens. J'arrive à une différence de 400.000 voix. Au final, ce sera 450.000 !  2 heures plus tard, alors qu'Humala monte sur le podium de la Plaza 2 de Mayo, la ONPE annonce son comptage à 83%. La différence s'agrandit : Fujimori perd définitivement ses illusions et le peuple de gauche peut rugir d'espoir et pleurer de joie. Je les accompagne dans ce moment historique. Car oui, c'est un moment historique : c'est la première fois qu'un politicien de gauche, venu des Andes, est élu au suffrage universel au Pérou. Le pays de José Carlos Mariategui a enfin son Evo Morales (Il y a des différences bien sûr). Il est passé minuit, mais pour les jeunes humalistes que j'ai appris à connaître au moins virtuellement, ce n'est que le début d'une longue nuit d'ivresse, dans les 2 sens du terme probablement.

 

Un pays à gauche, une capitale à (l'extrême-)droite

 

Ce samedi, alors que j'écris cet article, l'ONPE a compté 99.96% des voix. En réalité, la procédure de comptage est terminée depuis 3 jours, mais 5% des voix ont été "observées" pour vice de procédure. Peu importe ... Le résultat final reflète exactement le comptage rapide de Transparencia : 51.5 pour Humala et 48.5 pour Fujimori. Mais il est important de faire une analyse détaillée.

Ce qui saute aux yeux, c'est la division du pays : sur la côte Pacifique, du Centre (Lima) au Nord (Tumbes), Fujimori a gagné. Elle remporte 57% à Lima et à Trujillo (la troisième ville du pays), 52% à Chiclayo et à Piura (2 villes du Nord). L'influence de l'APRA, allié du fujimorisme, et d'autres partis de la droite libérale s'y font sentir. Au total, Fujimori remporte 6 départements, Humala 19 ! Les scores les plus forts du "Commandant" sont à Puno et à Cusco où il obtient 77% des voix ! A Ayacucho, il gagne avec 72%. Au passage, ce département a fort souffert du Sentier Lumineux, mais n'a pas soutenu Fujimori. Comme un signal ... A Lima, Fujimori a aussi survolé l'élection avec 80% dans le district de San Isidro, le district le plus riche de tout le Pérou. Humala n'a gagné qu'un seul district liménien, celui de Carabayllo, le plus pauvre de tous. Ça aussi, c'est un signal. Les chiffres de Lima sont particulièrement éloquents. Tous les analystes avaient bien indiqué que Lima était le lieu de bataille du 2º tour. Pour gagner, Humala devait limiter la casse à Lima. Ce qu'il fit ... En 2006, face à Alan Garcia, Humala avait récolté 47.4 % des voix au total, mais seulement 38% à Lima. En 2011, Humala a gagné avec 51.5% au total et 42.5 % à Lima. Les choses sont donc extrêmemement claires : Humala gagné 4.5 % en 5 ans à Lima et 4% au total. Il y a bien un parallèle entre les 2 élections et surtout une nécessité pour un candidat comme Humala de faire au moins 40% des voix à Lima, si pas plus.

Lima a donc voté pour la candidate de la continuité, de la segrégation sociale et raciale. Car, au-delà de toutes ces analyses de chiffres, il y a des réalités : plus un district est pauvre, plus il vote Humala. A Lima, les districts les plus riches ont massivement voté pour Fujimori, souvent à plus des deux tiers. Il faudrait demander à un Péruvien adepte de Pierre Bourdieu de faire une analyse de la société péruvienne sous cet angle-là. Ce qui est certain, c'est que le déferlement de haine raciale de la part de l'élite péruvienne (et surtout liménienne) fut inimaginable, et il l'est encore à l'heure où je vous parle. Le premier tour avait réservé bien des surprises et de maux de ventre, mais une victoire du candidat honni par les classes aisées multiplia encore les déclarations de haine envers lui et ses électeurs pauvres vivant essentiellement dans la montagne. De nouveaux appels au coup d'Etat se firent entendre, des déclarations du style "Qu'ils crèvent tous, ces Indiens de merde", ou même des appels au "bombardement du Machu Picchu, pour que les habitants de Cusco crèvent." Il est vraiment ironique que ceux qui avaient dansé de joie quand la merveille péruvienne fut élue parmi les 7 merveilles modernes (pour faire encore plus d'argent) demandent maintenant son bombardement. Pour moi, cela relève des maladies mentales. Je le répète : ce genre de discours ne s'entend pas en Europe parmi les fascistes les plus extrémistes. Il n'y a qu'en Amérique Latine, dans les communautés descendantes de la vice-royauté du Pérou que ce genre d'insultes est audible. On retrouve là toute l'histoire de l'Amérique du Sud, celle des colonisateurs niant le droit à la vie des populations autochtones. Cela est évidemment encore plus fort au Pérou où la côte "développée" s'oppose à la Sierra "pauvre".

 

Le jour d'après

 

Après une folle nuit de célébrations, les militants de "Gana Peru" se réveillèrent probablement avec une gueule de bois énorme, mais le plus dur restait à faire. En fait, il leur attend 5 ans de longues batailles. Déjà, il faut reconnaître qu'ils n'auront pas la majorité au Congrès, même en comptant les députés de Perú Posible, le parti d'Alejandro Toledo. Mais l'élite liménienne lança les premières offensives, notamment en pressant Ollanta Humala de nommer son cabinet et surtout le nom du Ministre de l'Economie et des Finances "pour rassurer les marchés". En effet, comme toujours, ceux-ci se montrèrent très nerveux et la Bourse de Lima chuta de 12% le lundi 6 juin. Devant ces manoeuvres d'intimidation, Gana Peru ne broncha pas, annonça que la bourse allait se récupérer, ce qu'elle fit (Mais on s'en fout non ?). Au lieu de suivre les "recommandations" des néo-libéraux, Humala nomma une "Commission de transfert" pour assurer la bonne transition entre le gouvernement actuel et celui de Gana Perú. Le Président élu commença alors une tournée dans toute l'Amérique Latine, avec le Brésil comme première halte. Suivit ensuite le Paraguay, et les prochains jours l'Uruguay, l'Argentine, et les autres pays du continent. Il faudra s'attendre sans doute à de dures batailles, car comme dans tous les pays d'Amérique Latine où le peuple amène au pouvoir ses leaders, l'élite n'accepte jamais cet état de fait, et est prête à tout pour contrecarrer les projets sociaux, comme on a pu le voir lors de la campagne de diffamation.

 

Je parlerai de tout cela dans un autre billet, un peu décalé, en faisant une analyse plus globale de la situation du Pérou, en incluant les premiers mois de la gestion de Susana Villaran, femme de gauche élue maire de Lima en octobre 2010. Je voudrais juste conclure ce long article en rendant hommage à tous ceux qui se sont élevés au Pérou contre la barbarie fujimoriste. En premier lieu, je dédie ces lignes à mon ami Carlos Quiroz, rédacteur du blog Peruanista, qui depuis plus de 5 ans, lutte infatiguablement contre le discours néo-libéral péruvien, et qui aujourd'hui célèbre le résultat de cette longue lutte. Aujourd'hui, la victoire d'Humala est un peu sa victoire. Je dédie d'une manière générale ce document à tous les militants de Gana Perú, particulièrement ceux que j'ai pu croiser sur Facebook et Twitter, et qui m'ont montré combien il existait un autre Pérou, celui de l'espoir. Je voudrais aussi enfin dédier tout ce que je viens d'écrire aux femmes latines de gauche, symboles de dignité et d'espoir, particulièrement Nadine Heredia, épouse d'Ollanta Humala, et Marisol Espinoza, première vice-présidente élue, qui sont l'incarnation de la femme péruvienne : courageuse, travailleuse, digne, et belle.

 

 

 

(Nadine Heredia est en vert, Marisol Espinoza en blanc, à la gauche d'Humala)

 

 

VIVA EL PERÚ CARAJO !!!!

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A
<br /> J'ai suivi de près les élections à travers ton blog et tes articles: c'était très intéressant, très critique, tes commentaires étaient d'une très grande utilité pour moi et ton analyse de bonne<br /> qualité.<br /> <br /> Je suis très heureux pour le Pérou, c'est une bonne nouvelle pour son peuple mais aussi pour tous les individus qui peuplent l’Amérique latine tout entière, Bravo aux électeurs et à Humala.<br /> <br /> J'espère que tu continueras de nous écrire des articles sur les prochains choix et changements institués par le nouveau gouvernements, et sur la nouvelle politique extérieure!<br /> <br /> Merci, Arthur<br /> <br /> <br />
Répondre
M
<br /> <br /> Merci Arthur.<br /> <br /> <br /> Je quitterai le Pérou dans 1 mois, donc je ferai sans doute moins de commentaires sur le pays et la région, mais sait-on jamais.<br /> <br /> <br /> <br />